Joueurs de caractère dans le football

Article écrit et propos recueillis pour « Slate.fr » par Jeremy Collado, publiés le 06.07.2014.

Source: http://www.slate.fr/story/88447/nasri-cantona-zlatan-caractere-conflit-ribery

Une équipe sans joueurs de caractère peut-elle gagner la Coupe du monde?

 

Sur le terrain comme dans le vestiaire ou les médias, certains joueurs aiment susciter le conflit. Avec des effets très variables sur l’équilibre de leur équipe.

C’est sans deux de ses figures charismatiques que l’équipe de France a atteint, et perdu, les quarts de finale de la Coupe du monde contre l’Allemagne: Franck Ribéry et Samir Nasri n’étaient pas là. Pendant la compétition, tout le monde a loué le collectif et l’état d’esprit qui se sont dégagés du groupe, mais il comptait aussi dans ses rangs des joueurs de caractère. Patrice Evra, le capitaine des Bleus lors de la déroute de 2010 et la fameuse grève de Knysna, n’avait plus le brassard mais a joué un rôle essentiel, presque indispensable, dans l’équipe.

 «Le rôle le plus important», a même souligné Loïc Rémy en conférence de presse avant le premier match contre le Honduras. Le rôle du «grand frère», mais aussi celui d’une grande gueule, prêt à motiver ses partenaires comme il le fit à la mi-temps de France-Biélorussie, en éliminatoires, en septembre dernier. Prêt à se mettre en avant, à aller au front, quitte à pratiquer l’outrance verbale, comme lors d’une conférence de presse avant le deuxième match:
«Je m’aime tout le temps! C’est un peu arrogant, mais que ce soit dans les moments difficiles ou les moments de joie, je n’aime pas critiquer ma personne.»

Nasri, leader négatif

Une équipe sans joueurs de caractères peut-elle gagner? Et peut-elle aller au bout d’une Coupe du monde exigeante, physiquement comme psychologiquement? Après l’annonce de la non-convocation de Nasri pour la Coupe du monde, chacun a dû se prononcer sur le débat politico-footballistique du moment: le meneur de jeu de Manchester City méritait-t-il d’être dans les 23? Il y avait le camp des pro et celui des anti-Nasri. Sportivement, il avait le niveau, c’est indéniable. Sa fin de saison a été très bonne et les Citizens lui doivent beaucoup dans l’obtention du titre de champion d’Angleterre. Mais mentalement?

«Samir Nasri symbolise cette dérive des joueurs ne pensant qu’à leur gueule. Au sein d’un groupe, il vient toujours appuyer là où ça fait mal et révèle la faille au lieu de la colmater».  Ces mots, ce sont ceux de Raymond Domenech, en 2012, dans Tout seul, son livre paru chez Flammarion. Nul doute que Didier Deschamps n’en pensait pas moins. Samir Nasri est un homme clivant. S’il est sur la touche, en retrait, il n’acceptera jamais de s’effacer et déstabilisera l’équipe. C’est son jeu, son tic, son caractère. Le sélectionneur français l’avait bien compris lorsqu’il a dévoilé sa liste:

«Les caractères, les personnalités sont des éléments à prendre en haute considération. Je ne vais pas prendre les vingt-trois meilleurs, mais les vingt-trois les plus aptes à aller loin ensemble dans ce Mondial.» Ensemble. C’était le mot-clé du discours de Didier Deschamps, lui même capitaine de l’équipe de France championne du monde en 1998. «Deschamps a toujours joué le rôle de leader positif. Il relayait le discours d’Aimé Jacquet à la mi-temps, motivait ses coéquipiers, explique Nathalie Crépin, psychologue du sport et professeure à l’Université Lille 2. Nasri, lui, à l’inverse, est un leader négatif. Ses conflits sont destructeurs. C’est la raison pour laquelle il faut écarter ces joueurs d’un groupe pour ne pas qu’ils déstabilisent l’ensemble».

Avant lui, Eric Cantona fut évincé de l’équipe de France avant l’Euro 96 avec ce même argument: le Mancunien était ingérable. Bastons avec un spectateur, suspensions successives en Angleterre, insultes envers les journalistes. Et même contre le sélectionneur Henri Michel, comparé à un «sac à merde». Cantona était grandiose mais pouvait péter un plomb à chaque instant.
Dans ce cas, le calcul est vite fait: se passer d’un joueur pareil, c’est s’assurer les faveurs des journalistes, chez qui Nasri n’est pas le plus populaire des Bleus depuis ses insultes à leur encontre à l’Euro 2012, et de l’opinion publique (au nom de la sacro-sainte «exemplarité»). Quitte à se priver de son talent.
Dans la même veine, Alejandro Sabella, le sélectionneur argentin, s’est passé des services de Carlos Tevez, pourtant auteur de 19 buts avec la Juventus cette saison. Trop d’humeurs, trop de concurrence, mais surtout trop de caractère et, au final, une mauvaise entente avec le technicien de l’Albiceleste. En définitive, s’il était plus rond, il serait dans les 23.
Les joueurs de caractère sont nécessaires.

Lucas Milosevic est éducateur sportif à l’ACBB en région parisienne. En tant que joueur, des équipes jeunes jusqu’aux seniors, il a toujours eu la réputation d’être en première ligne pendant les bagarres.
A son actif, beaucoup de cartons jaunes et presque autant de rouges. Un tempérament difficile à gérer pour les coachs. Lui même s’est longtemps occupé des équipes jeunes. Il raconte: «Dans un effectif, il faut avoir des gens de caractère pour booster l’équipe dans les moments difficiles. Cantona, c’était ce joueur qui n’aimait pas qu’on lui marche sur les pieds. Comme Van Bommel. Après, Nasri, c’est le genre de mec qui dans son caractère n’a rien de positif pour l’équipe.»
Tous les entraineurs craignent ce genre de joueur: imprévisibles, ils peuvent faire basculer le match du mauvais côté, mais sont une source de motivation pour leurs coéquipiers. Comment savoir si un joueur au caractère bien trempé sera éternellement cantonné au rôle de «leader négatif»?
Sur la touche, un remplaçant au sang chaud peut inciter les titulaires à se surpasser. Sur le terrain, un capitaine impulsif peut emmener ses partenaires vers les sommets. Tout dépend des hommes et des situations.

Roy Keane, violent capitaine courage
Roy Keane fut le capitaine du Manchester United de la grande époque. En sélection irlandaise, il était capable de quitter le groupe en grande pompe, critiquant les conditions de préparation.
En Premier League, c’est celui qui a mis fin à la carrière d’Alf-Inge Håland d’un tacle sur le genoux lors d’un derby mancunien, en 2001, lui crachant dessus pendant qu’il gémissait à terre. Keane écrira plus tard dans son autobiographie avoir volontairement blessé Håland pour le punir de s’être moqué de lui cinq ans plus tôt quand lui-même s’était blessé en faisant une faute sur le Norvégien.
Roy Keane est associé à ses frasques: bagarres dans les pubs, tacles assassins, déclarations fracassantes. Un vrai punk moderne.
Mais Sir Alex aurait-il gagné autant de titres sans ce fouteur d’embrouilles monumental? Fin 2013, Keane déclarait, en revenant sur son départ du club:
«Vous ne pouvez pas gagner des titres avec une équipe seulement composée d’enfants de chœur. Un vestiaire a besoin de grandes gueules et c’est ce qu’a oublié Ferguson à un moment donné.»

La tension est normale
Des coups de gueule qui provoquent une remise en question de l’entraîneur, beaucoup de joueurs en ont rêvé.
« En réalité, tout dépend de la nature du conflit, rationalise la psychologue Nathalie Crépin. Il est salvateur s’il est verbalisé et qu’il provoque des changements, si l’on passe du conflit à la cohésion autour d’un objectif.»
La tension est au cœur d’une équipe de football, surtout au niveau professionnel où le mental et la psychologie sont décisifs (50% de la victoire finale, selon certains psys). Les Anglo-Saxons ont bien compris en intégrant dans leur staff ce qu’on appelle des profilers destinés à apporter une expertise psychologique au coach. «On a vingt ans de retard sur eux», explique Nathalie Crépin.
L’entraîneur tout-puissant qui règle les problèmes d’une bonne gueulante à la mi-temps relève plus de la «pensée magique» que de la rationalité réelle. C’est ce que raconte Yvon Trotel, un des premiers psys à s’être infiltré dans ce milieu du football où règne la superstition:
«La bonne gueulante, ça ne marche pas plus qu’autre chose, sinon tous les clubs seraient champions de France

Méfiance vis-à-vis des psys
Mais voilà, intégrer des psys dans son effectif suscite la méfiance. Les joueurs seraient-ils faibles? L’entraîneur incapable de gérer les égos? En ayant recours à ces pratiques au sein de l’équipe de France, Laurent Blanc avait dû répondre aux critiques:
«On va y aller doucement, car dès qu’on parle de psychologie, de psychiatrie, ça fait peur. Mais ce n’est pas dangereux. Ne croyez pas qu’on s’est mis dans une pièce noire et qu’on s’est allongé sur un divan».
A quoi servent ces psys lorsqu’ils doivent gérer des conflits? Montrer des films motivants style Ben Hur? Faire des séances de câlins pour améliorer la cohésion? Des groupes de parole?
Dans une équipe, le psy peut apporter cette verbalisation, cette rationalisation du conflit nécessaire pour transformer un trop plein de violence en énergie positive.«Mais attention, il faut que le conflit soit antérieur à une grande compétition, comme la Coupe du monde par exemple, prévient Nathalie Crépin. Sinon, c’est l’explosion dans tous les sens, comme à Knysna, où le conflit a été dévastateur. Au contraire, pendant la Coupe du monde, on a besoin de calme, de sérénité…»
Voilà pourquoi le sélectionneur néerlandais Guus Hiddink, par exemple, avait décidé de virer le fantastique milieu Edgar Davids, qui s’en était pris à l’influence «malsaine des frères De Boer et de Bergkamp» pendant l’Euro 96. Davids n’avait fait son retour chez les Oranje qu’en 1998, pour le Mondial. Avant ou après, d’accord, mais pendant la compétition, pas de remous possibles.
Dernier exemple en date: l’exclusion des deux ghanéens Kevin-Prince Boateng et Sulley Muntari pour raisons disciplinaires, juste avant le match capital face au Portugal en phase de poules. Le premier a insulté puis s’en est pris physiquement au sélectionneur Kwesi Appiah à l’entraînement, tandis que le second s’est battu, lui, avec le délégué au ministre des Sports pour une histoire de primes non versées. Résultat: une défaite 2-1 face au Portugal et une élimination aux portes des huitièmes.

La tension Suarez
Reste un exemple qui dépasse tous les clivages: Luis Suarez. Le mordeur magnifique. Suspendu quatre mois pour avoir inscrit la marque de ses dents sur l’épaule de Giorgio Chiellini, l’attaquant a beaucoup manqué à l’Uruguay face à la Colombie en huitièmes de finale (0-2).
Inefficace devant, l’équipe manquait d’aplomb, de pressing, de tension. Tout ce qu’apporte d’habitude le joueur de Liverpool. Le seul match où il fut absent pendant la phase de poule, contre le Costa Rica, a aussi été perdu par la Celeste (1-3).
Suarez apporte une tension qui, au choix, peut déstabiliser son adversaire comme son équipe, qui le sait toujours sur le fil. Une chose est sûre en tout cas: l’Uruguay ne peut pas gagner sans lui, car c’est est un guerrier.
Et le conflit est inhérent au football, qui peut être vu et analysé comme une guerre symbolique entre tribus –en l’occurrence ici, des clubs ou des nations.
Après une Coupe du monde 2010 marquée par les dérapages verbaux d’Anelka et les caprices de Ribéry, Domenech raconte de Gourcuff qu’il avait «envie de [lui] mettre des gifles avec son air de garçon candide, de pauvre petit malheureux à qui on veut du mal, un meneur, c’est un guerrier, pas un suiveur, réveille-toi Yoann!». Et à la guerre, il y a des chefs.
Et Zlatan dans tout ça? Le capitaine occasionnel du PSG, dont il est le meilleur buteur depuis deux saisons, est un leader technique sur le terrain. Un guerrier. Il n’a pas hésité, à la mi-temps d’un match contre Troyes où son équipe ne menait que 1-0, à s’emporter contre ses partenaires:
«Même mes enfants jouent mieux que vous.»
Pas très motivant? Zlatan est impulsif, arrogant, bestial, mais il porte son équipe, dans ses silences comme dans ses provocations verbales. Verdict de la psychologue Nathalie Crépin: «Zlatan est un leader, c’est certain. De là à dire qu’il est un leader positif, je ne sais pas…»
Mystères de la psychologie humaine, donc.

 

Article écrit par Jérémy Collado pour Slate.fr

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